Claire Santrot, une photographe, juste une photographe
Cela fait bientôt 30 ans que je croise les images de Claire Santrot. Il serait réducteur de parler de son travail en le résumant à quelques motifs : le tendre regard porté sur les gestes de l’enfance et sur ses proches, le clair obscur des chemins de campagne, le parfum d’une douce chronique du temps qui passe, la peinture de l’intimité familiale, la classique exigence du cadre et de la composition ainsi que les belles nuances de gris héritées des plus célèbres photographes humanistes. Si j’ai rapidement vu un lien de parenté avec des femmes qui ont marqué l’histoire de la photographie, de Julia Margaret Cameron à Sally Mann, et ce malgré la rareté de Claire Santrot dans les galeries photos et sa modestie à exposer ses images, il me semble depuis longtemps que ce qui se joue pour comprendre son travail se situe ailleurs.
Cela pourrait être par exemple dans les gestes précis et têtus qui trahissent ce qu’est profondément son rapport à l’image et qui, au delà de la prise de vue, se prolongent dans le secret de la chambre noire, dans son cabinet des curiosités d’où s’exhalent des vapeurs de bains chimiques.
C’est son approche artisanale, son travail acharné au laboratoire, le regard critique qu’elle porte sur ses propres images, enfin l’expérimentation constante et jamais achevée qu’elle poursuit qui peuvent donner les clés pour saisir son œuvre ou le processus créatif qui l’anime depuis toujours et plus encore aujourd’hui.
Il est temps de partager, d’exposer à d’autres ce travail tout en cohérence et en continuité, projet encore flou et incertain au moment où j’écris ces lignes.
Car il faut parfois savoir se détacher d’un abord théorique et se laisser porter par l’émotion que procurent les images, entrevoir des correspondances inattendues qui se font souvent à nos dépens, pour saisir la manière dont elles adviennent, se révélant à nous par surprise, car révélation il y a, vous l’aurez compris. Sans entrer dans des confidences qui n’ont pas leur place ici, c’est dans des temps difficiles, vécus par elle et par moi, dans des temps où l’amitié compte aussi, des temps propices à la fois au relâchement et à une conscience plus aiguë de soi-même et des autres, que cette rencontre, si rencontre il y a, pourra avoir lieu.
Naissance d’une idée
On pourrait dire que l’histoire et le désir de faire avec ses images ont été déclenchés par deux rencontres successives.
La première rencontre est la découverte d’une série récente réalisée par la photographe. Il s’agit de formes primitives et abstraites, série qu’elle appellera révélations, et qui sont des chimigrammes si l’on veut être précis au regard de la technique argentique qui est en jeu.
Des nuances de gris, de blancs et de noirs profonds, surviennent, sans aucune prise de vue préalable (aucun négatif), par la combinaison de papiers argentiques exposés sous la lumière de l’agrandisseur et de bains chimiques, où révélateurs et fixateurs sont savamment distillés. Les formes apparaissent, se font et se défont dans un protocole incertain et imprévisible, jeu d’hésitation et de tentatives parfois ratées, souvent réussies. Le papier photo-sensible révèle alors des formes brutes, abstraites, dans l’alchimie des bains.
La seconde rencontre est celle d’une édition originale d’un livre de Henri Michaux publié en 1972 par Albert Skira.(1) Dans Émergences-Résurgences, le poète questionne à 73 ans, ses expériences graphiques, dessins au pinceau, à l’encre ou au crayon, dessins mescaliniens, peintures à l’acrylique sur papier, carton ou toile, peintures à l’huile, à l’encre de chine, gouache sur papier, pictogrammes, aquarelles, lignes mouvantes (et émouvantes), « papiers troublés », pictogrammes tracés, « trajets pictographiés », arrivées au noir, visages sortis de nulle part, « gestes mouvements »,…
Émergences-Résurgences est en quelque sorte un commentaire introspectif du travail pictural de Michaux réalisé pendant près de 40 ans, une chronique précieuse de son propre geste créatif, commentaire qui deviendrait au fil du récit une formidable correspondance avec lui-même, un travail dialectique de montages, de correspondances justement, entre des images et une pensée en mouvement.
Le voyage que Michaux décrit, d’échecs en succès, est une observation à la loupe, au détail, au plus près de son geste créatif ou plutôt de ses tentatives de gestes, scrutant chaque mouvement, chaque signe, chaque trace laissée sur le papier, gestes par lesquels il parvient à faire surgir le trouble, l’improbable, « sans savoir ce qui viendra », avec confiance et découragement aussi. « Triomphe par le ratage », magnifique formule.
Dans ce que Émergences-Résurgences dévoile et dit du geste artistique, j’ai parfois reconnu dans les œuvres de Michaux, principalement les encres de Chine, un ou deux chimigrammes de Claire Santrot, images nées quant à elles de la dégradation temporelle des sels argentiques.
Mais la découverte du livre a principalement nourri une réflexion sur le processus créatif d’une œuvre pour raconter le travail de mon amie photographe, lui donner une lisibilité au delà de ce qui est vu au premier abord, d’une certaine façon pour le légender, lui donner de la profondeur. C’est ainsi que j’ai extrait quatre motifs : explorations, apparitions, émergences, résurgences. Ils constituent un corpus introspectif pour raconter le geste créatif de la photographe, en partant de ses dernières abstractions et de son travail en chambre noire, puis en remontant le temps pour dévoiler d’autres images.
C’est ainsi qu’une idée est née. A ce stade, il s’agit d’une exploration que je qualifierais à la fois d’incertaine et d’évidente. Incertaine, car je ne sais encore si je fais fausse route et si les correspondances que je crois découvrir sont fabriquées de toutes pièces ou si elles m’aideront à saisir un semblant de vérité.
Évidente, car je me rends compte être en train de questionner ce qu’est un geste créatif, ce moment où l’émotion nait et prend forme subtilement dans une œuvre.
Je ne sais pas encore où tout cela me conduira, nous conduira. Laissons-nous surprendre. Henri Michaux l’écrit ainsi dans ce magnifique texte dans lequel se confondent images et écrits : « De quoi je me rapproche je ne veux pas le savoir, pas le chercher. Heureusement j’ai une mauvaise mémoire, souvent au calme ou dans l’indécis. »
Explorations (premier motif)
Comme moi, la ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche, refuse les immédiates trouvailles, les solutions qui s’offrent, les tentations premières. Se gardant d’ « arriver », ligne d’aveugle investigation.
Sans conduire à rien, pas pour faire beau ou intéressant, se traversant elle-même sans broncher, sans se détourner, sans se nouer, sans à rien se nouer, sans apercevoir d’objet, de paysage, de figure.
A rien se heurtant, ligne somnambule.
Par endroits courbe, toutefois non enlaçante.
Sans rien cerner, jamais cernée.
(…)
Echecs.
Echecs.
Essais. Echecs.
(…)
Echecs. Pas absolus (un certain embryon…peut-être pour plus tard).
J’abandonne.
(…)
Je ne délibère pas. Jamais de retouches, de correction. Je ne cherche pas à faire ceci ou cela; je pars au hasard dans la feuille de papier, et ne sais ce qui viendra. Seulement après en avoir fait ces quatre ou cinq à la suite, parfois je m’attends à voir venir par exemple des visages.Il y a des visages dans l’air. De quel genre? Aucune idée.
Tout est aléatoire et pourtant rien ne semble laissé au hasard. C’est ce qui est mystérieux dans le protocole mis en place par Claire Santrot pour « laisser venir des formes », selon ses propres mots. Un rai de lumière, un « certain temps » d’exposition, on pourrait dire un temps incertain, une durée dans le révélateur, une décision opportune dans le bain d’arrêt, une plongée dans le fixateur. Et bien sûr, le choix d’une surface incertaine, celle d’un papier photo-sensible, vieux, daté, souvent périmé, déniché ou simplement récolté ou offert bien avant, pour en faire quoi ? Toujours une affaire de temps, de temps passé, de temps compté, de temps subi, de temps choisi.
Puis des tests, des combinaisons entre fluides, durées et matériaux. Puis, des tentatives d’organiser le chaos, de cataloguer l’impossible, des repérages, des notes écrites derrière les épreuves, des petits bouts d’essai, une documentation qui n’en finit pas, des pochettes pour classer, ranger et voir enfin après de multiples essais, si « cela tient la route ». Sans compter le choix d’un format, en reste t-il ? économie sauvage de ce qui subsiste, dans toutes les directions, des séries ou d’improbables surprises uniques et non reproductibles. Existe t-il une méthode pour reproduire, faire identique ? Non, « cela ne fait jamais pareil ».
Apparitions (deuxième motif)
Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître.
En attendant, viennent quelques personnages et des têtes, irrégulières, inachevées surtout.
(…) Comme têtes je reconnais toutes les formes imprécises
(…) Plus qu’avant, il y a des chocs, des montées, des traversées, des dégringolades et comme des courses, faisant par là même un espace différent, un espace éparpillé, inconnu, un espace à espaces, à perspectives superposées, intercalées, polyphoniques, espaces que depuis longtemps, autant que les formes, j’avais espéré voir un jour, voir disloquer, défaire, diviser, mettre en lambeaux, soulever, enivrer…
Il y a bien quelques apparitions qui surviennent, qui émergent du révélateur, fixées dans des formes inachevées, imprécises. Il y a bien quelques visages, quelques pans de murs lézardés avec des effets de relief, quelques nuances de gris, quelques entrées dans le noir, des lignes brisées, quelques motifs rupestres entrevus, devinés, et des monstres, beaucoup de monstres, tapis dans l’ombre. Il y a même un visage caché, image perdue d’un négatif, une écriture devinée en transparence. Et il y a bien ce moment où tout cela apparait et où pourtant la photographe souhaite encore et encore immerger et faire émerger à nouveau dans les bains chimiques restant à sa disposition et des papiers photo, dans une économie de la forme qui compose avec le manque, la perte, le désir certainement. Est-ce bien cela que je cherchais ? C’est cela que je trouve en tout cas. « Je n’ai jamais la même chose, mais je laisse venir les formes », formes brouillées, « papiers collés », formes nuages, formes fantôme, apparitions.
Émergences (troisième motif)
Je lance l’eau à l’assaut des pigments, qui se défont, se contredisent, s’intensifient ou tournent en leur contraire, bafouant les formes et les lignes esquissées, et cette destruction, moquerie de toute fixité, de tout dessin, est sœur et frère de mon état qui ne voit plus rien tenir debout.
(…)
Lavis. Il y faut le trouble. Au moins le trouble. Je trouble d’abord le papier. Puis, autre trouble, un je ne sais quoi dont je ne tiens pas à prendre conscience ni en mots, ni en pensées, ni en vagues souvenirs.
(…)
Papier troublé, visages en sortent, sans savoir ce qu’ils viennent faire là, sans que moi je le sache. Ils se sont exprimés avant moi, rendu d’une impression que je ne reconnais pas, dont je ne saurai jamais si j’en ai été précédemment traversé. Ce sont les plus vrais.
Les rassemblant judicieusement, aurait-on pu en faire un catalogue (avec beaucoup de répétitions), catalogue d’attitudes intérieures, une encyclopédie des gestes invisibles, des métamorphoses spontanées, dont l’homme à longueur de journée a besoin pour survivre…? Douteux. Trop incomplet.
Que sont ces émergences, ces révélations, nom donné à la série de claire Santrot ? Des apparitions soudaines, on l’a bien compris, inattendues, que l’on ne voit pas arriver. Mais aussi dans un sens plus concret, physique, aquatique, le sens propre dira t-on, un prolongement de l’action d’émerger, contraire de plonger.
Cela décrit un procédé : D’abord diluer, en prévision de la transformation, puis remuer ce qui est englouti, encore caché, créer le remous, le tourbillon, pour provoquer l’apparition, la révéler bien sûr dans le bac d’un révélateur. Car vient enfin l’émergence, à la surface de l’eau, ou plutôt dans quelque chose qui fait surface, que l’on découvre soudainement. L’on pourrait tout aussi bien dire émersion, par opposition à immersion. En géologie, on parle aussi de l’émergence d’une source. Ce motif de l’eau, de la fluidité est juste et beau à la fois car il exprime le trouble de ces apparitions, le flux et le reflux dans le mouvement, peut-être aussi le flou et l’imprécision des formes. On a du mal à voir dans l’eau, mais on peut y deviner des formes. L’émotion est mouvement, l’émotion est un trouble.
Résurgences (quatrième motif)
Embarras : je ne veux apprendre que de moi, même si les sentiers ne sont pas visibles, pas tracés, ou n’en finissent pas, ou s’arrêtent soudain. Je ne veux non plus rien « reproduire » de ce qui est déjà au monde (…)
Difficultés. Enlisement.
(…)
Hésitation. Transition.
(…)
Triomphe par le ratage même, puisque non sans un certain scandale que je ressens, ils deviennent réussite (!) où, en plus, je me dégage de ce que j’ai haï le plus, le statique, le figé, le quotidien, le « prévu », le fatal, le satisfait.
(…)
Un auteur n’est pas un copiste, il est celui qui avant les autres a vu, qui trouve le moyen de débloquer le coincé, de défaire la situation inacceptable. Même raté, jamais raté, parmi les myopes satisfaits.
En débloquant sa situation, il en débloque des centaines d’autres, des situations d’époque, ou de l’époque qui ne fait encore que poindre.
L’artiste est d’avenir, c’est pourquoi il entraîne. Voir toujours ses arrières, c’est comprendre un mobile en se trompant de sens !
Et si ce travail, cette série incomplète, inattendue, était à la fois un prolongement et un retour aux sources ?
« Voir toujours ses arrières, c’est comprendre un mobile en se trompant de sens ». J’aime cette formule de Michaux, car elle suggère une double contradiction : la première est qu’il faut parfois se perdre pour exprimer mieux ce que l’on désire signifier. La seconde, en prenant le mot sens dans sa signification de « direction » pour dire aussi que la source qui aide à cette compréhension, à cette révélation, ne se tarit jamais et qu’il s’agit de prendre source dans une expérience qui a précédé (« voir toujours ses arrières »). Puiser aux sources.
Il est plusieurs manières de photographier. La première serait de reproduire le monde avec application, risque de répétitions, d’académisme, risque d’un langage trop « organisé, codifié, encombré par l’abondance » comme le dit Michaux, questionnant sa propre pratique de l’écrit. Une autre manière serait de laisser advenir l’impossible, de revenir au monde par un chemin détourné, de « débloquer la situation », là où écrit Michaux « les sentiers ne sont pas visibles, pas tracés, ou n’en finissent pas, ou s’arrêtent soudain ». Ainsi, il serait possible de sortir des reproductions, d’un langage trop codé, tout photographique qu’il soit, en allant vers quelque chose de plus « rustique », de plus « primitif », je dirais se donner la possibilité de sortir du cadre. Enfin, de retrouver à nouveau, de laisser resurgir l’émotion, les affects, les laisser émerger, resurgir, en surface.
Et si une petite fille s’abandonnant dans l’eau, le geste banal d’un enfant à l’ombre d’un arbre, une fleur de tournesol délicatement humée dans la chaleur de l’été, toutes ces images qui précédent ces révélations, étaient les prémices des visages et des monstres sortis de nulle part ? Et si nous retrouvions ces images-sources cachées dans les plis d’une matière grisâtre, dans les formes improbables d’une tache ou dans les méandres d’une ligne sinueuse, comme les signes mystérieux et limpides à la fois, gravés sur les parois d’une grotte, héritage d’un lointain art pariétal ?
Philippe Bonnaves – 5 février 2022
(lire un autre article sur Claire Santrot – « Katchinas ») (1) Émergence-Résurgences – Albert Skira Éditeur – Henri Michaux – Collection Les sentiers de la création 1972
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