temps de pose

Au début de sa petite histoire de sa photographie, Walter Benjamin nous livre sa propre constellation de photographes : Hill, Hugo, Cameron et Nadar. Se faisant et ce de manière totalement subjective puisque ces derniers ont exercé dans des temporalités et des géographies différentes, il pose un postulat : « c’est au cours de sa première décennie que la photographie a atteint son apogée », apogée qui correspond à l’activité de ces quatre photographes. (1)
Il oppose cette période à celle qui suivit, période industrielle de la reproductibilité des images, de l’instantané, la photo-carte-de-visite en étant le symptôme majeur.

Comment différencier cette apogée, distinguer cette aurore où « on était plus près des arts forains », quelle est la nature de ces photographies anciennes ?

IRRÉDUCTIBLES ANONYMES

Benjamin parle tout d’abord du caractère « irréductible » des personnages-sujets anonymes dans les premières photographies. Là où pour le portrait peint, « ces images, aussi longtemps qu’elles durent, ne le font que pour témoigner de l’art de celui qui les a peintes », avec la photographie, Benjamin décrit une nouvelle singularité : « Cette pêcheuse de Newhaven conserve quelque chose d’irréductible au seul témoignage de l’art photographique de Hill, une chose qu’il ne faut pas passer sous silence, qui exige opiniâtrement le nom de celle qui a vécu là-bas, qui est encore ici véritablement présente et qui jamais ne pourra complètement se dissoudre dans l’art ». (1)

Benjamin, pour tenter de décrire le charme des premières images, les oppose à la période des photographies d’actualité, photographies instantanées où comme l’a souligné Kracauer l’environnement dépend d’une fraction de seconde, le temps que dure l’exposition, pour « qu’un sportif devienne célèbre au point que les photographes le fassent poser sur ordre des journaux illustrés ». (2)
Dans le cas des premières images, en tout cas de celles de Hill, Nadar, Hugo ou Cameron, des anonymes entraient dans le champ visuel de la photographie sans légende, sans antécédent. « Du visage humain émanait un silence, qui reposait le regard. En bref, toutes les possibilités de cet art du portrait provenait de ce que le contact entre les actualités et la photo n’était pas encore établi. » (1)

ÉLOGE DU LENT

Les contraintes techniques et principalement le long temps de pose rendu nécessaire par la faible sensibilité de la lumière des premières plaques photographiques auraient eu aussi une influence, mais par quel détour ?
Benjamin cite Orlik et ses petits essais de photographies à propos de la photographie ancienne : « La synthèse de l’expression conditionnée par la longue pose du modèle est la raison principale pour laquelle ces épreuves, en dépit de leur sobriété est à l’égal des portraits bien dessinés ou peints, produisent sur le spectateur un effet beaucoup plus profond et durable que les photographies plus récentes ». (3)
Et Benjamin d’ajouter : « tout dans ces photographies étaient fait pour durer ».

C’est une belle définition de la singularité des premières photographies : l’idée d’une impression durable, muette, silencieuse, rendue possible par un long temps de pose et une innocence (pas de légende, pas d’antécédent) qui laissent le sujet photographié et le photographe prendre le temps d’inscrire un témoignage, de manière « irréductible », un autrefois qui nous parle encore et que l’on ne peut passer sous silence.

(1) Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », paru en trois fois dans le « Literarische welt », 1931, Editions Allia, 2014, p. 8-9-14-15-23-24

(2) Siegfried Kracauer, « Die photographie », Frankfurter Zeitung, 28 octobre 1927, réédité dans ses essais, tome 2, Francfort-am-Main, Suhrkamp, 1992, p.94

(3) Emil Orlik, « Kleine Ausfatze über Photographie », Berlin, Im Propyläen-Verlag, 1924, p.38-39

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