La vita bruta

Quelques lignes sur « La vita bruta » de Sylvain George, sous forme épistolaire (une simple adresse à Sylvain George) pour que ce livre poursuive son chemin…

Cher Sylvain George,
J’ai lu « La vita bruta » (1). Il est des « petits » livres, des livres qui n’ont l’air de rien, qui vous tombent dans les mains presque par hasard, puis vous tombent des mains en vous bouleversant, vous redonnent force et désir. Mais il n’y a pas de hasard. Celui-là était dans un coin de bibliothèque, à portée de main, une question d’adresse et de correspondance, de transmission certainement. C’est anecdotique mais vous m’aviez aimablement dédicacé ce livre. Je m’étais déplacé pour une conversation publique dans cette petite salle accueillante qu’est la boutique Potemkine, pas très loin de la place de la République, là ou s’échangent encore des mots et des images, lieu précieux s’il en est. C’était le 8 mai 2018, pour un débat autour de votre film « Paris est une fête » (2), une tentative pour filmer les soulèvements, en saisir quelques gestes. Je vous avais alors questionné, en faisant référence à Georges Didi Huberman et vous aviez parlé de la dimension politique que peut avoir le moindre geste en renversant une situation établie. Vous convoquiez Walter Benjamin pour l’illustrer, en donnant le bel exemple d’une main qui se plie, réponse à une idéologie dominante.

A propos d’adresse, vous avez sous-titré « La vita bruta » comme une adresse à Paolo Pasolini. Là aussi ce n’est pas un hasard. En écho, une brève conférence de Georges Didi Huberman, repérée récemment et qui date un peu (3), encore lui, réflexion sur l’exposition des peuples, des « sans noms », dans laquelle Pasolini était cité (ainsi que Hannah Arendt) et où Georges Didi Huberman rappelait la notion de figurants dans le sens premier du terme (qui fait figure, pourrait-on dire) et la capacité qu’a le cinéaste à filmer les visages. Ce petit livre, que vous avez donc adressé à Pasolini, « La vita bruta », prend une forme simple mais précise, en ce sens il est un geste à lui seul, une forme modeste et intense, à la fois concise et puissante dans l’émotion qu’elle contient. Deux photogrammes plantent le décor : Calais, un bateau amarré sur les quais, depuis les docks, lumières aveuglantes du soir; des fils barbelés ou une grille de séparation sur lequel on distingue vaguement une corde accrochée ou un bout de tissu, car, dans « La vita bruta », il sera beaucoup question de lambeaux, de vêtements pendus aux arbres, d’objets laissés là, à l’abandon, « en rade », archives vivantes que vous ferez revivre dans un double geste, politique et poétique. La première partie du livre, intitulée « Notes (brèves) de l’égaré », contient un témoignage, celui d’un migrant érythréen qui lui-même possède un cahier, manuscrit en devenir, dans lequel il écrit et dessine. L’intervalle, le dialogue entre vous-même qui recueillez le témoignage et cet homme qui témoigne crée un espace où l’écriture chemine. En italique, ce que dit l’autre, l’étranger, le frère humain, recueilli dans le respect de sa parole. Pour le reste, ce sont des notes éparses (« brèves »), des aperçus, entendues sans doute par vous lors de quelques conversations et reproduites ici, ou plutôt montées, depuis votre place d’observateur (un troisième homme est d’ailleurs aussi dans le champs). Un nouveau photogramme sépare la première et la seconde partie, une boîte de conserve, un bout de métal abandonné sur le sol et ce qui ressemble à des marguerites, prémices d’une poétique en forme de fleur qui se dévoilera en seize élégies regroupées sous le titre « Poèmes de l’égaré », évocation subtile d’une transmission entre deux égarés, sans savoir vraiment qui est qui, celui qui témoigne ou celui qui écoute. Le livre s’achèvera par six mots et une date :
« Ce qui ne se voit pas
(2014 )».
Car il est bien question de visibilité et d’invisibilité, de temps vécu, temps daté pour ancrer une réalité, documenter une expérience, mettre en mémoire.
Enfin, un triptyque de photogrammes, magnifique montage : une femme souriante, fière et digne (c’est ce que je retiens), un fichu sur la tête, portant à bout de bras une bougie éclairant son regard dans la nuit, comme dans la scène des mères en deuil du Potemkine d’Eisenstein; le mot « crise » graffé, griffé sur un mur, une bougie dans les ténèbres, montage allégorique des sombres temps, évoqués par Hannah Arrendt en référence à Bertold Brecht et aux lucioles de Pasolini qui scintillent dans la nuit, éclats de résistance dans un monde où elles disparaissent (sous le feu des projecteurs de surveillance par exemple). Deux pages noires, viennent ponctuer l’ouvrage, double fondu au noir.

Je me suis arrêté sur les dernières pages de la première partie de votre livre puis les ai recopiés à l’identique tellement elles m’avaient profondément bouleversé. Cela commence ainsi :
« Il faut déchirer les pages des livres parfois, car certains livres oublient le nom des morts. Ce ne sont que des mots sur un papier. Ce n’est que de l’encre sur du papier : décédé. Il faut les écrire les noms. Le nom s’écrit, il se lit, il se prononce, il ne disparait pas. Il est là. il désigne un visage et un visage se devine. Un visage se regarde. Un visage se touche. Un visage nous désigne. un visage nous devine. Un visage nous touche. Un visage nous regarde. »
Ce passage a immédiatement fait écho aux quatre paradigmes énoncés par Hannah Arendt qui questionne l’apparaître des peuples et que Georges Didi Huberman avait rappelé dans sa conférence : visages, multiplicité, différences et intervalles. Pour reprendre vos mots : Visages, parce qu’« un visage nous touche », qu’un visage « se touche », « se regarde », se filme, et que les peuples existent par chaque visage et chaque corps, incarnés, exposés au risque d’être sur-exposés (médiatisation, banalisation) ou sous-exposés (« des hommes de l’ombre ») comme le rappel Didi Huberman. Multiplicité, avec ce magnifique hommage à « l’éternel-petit qui soudain devient visible » si cher à Walter Benjamin, éloge du détail et non d’un grand tout conceptuel, éloge des réalités, des désirs, des paroles, des actions singulières nécessaires à une inscription dans la mémoire, pour contrer l’oubli, « le trou dans le sol ». Il s’agit de survivances fussent-elles les plus infimes. Attentif aux singularités, vous allez même jusqu’à suggérer qu’il est possible de distinguer des nuances de noir : «Noir atlantique. Noir Méditerranée. Noir goudron. ». Différences, dans ce qui adjointe le témoin et celui qui recueille le témoignage et dans ce qui fait politique à laisser poindre une dialectique, ce qui sépare et unit à la fois (deux « égarés » qui pourtant se rencontrent, l’évocation d’une disparue). Enfin, intervalles, en référence à Aby Warburg et à son « iconologie des intervalles », là où prennent forme des images hétérogènes, puisées à toutes les sources de la mémoire humaine (chants, gestes, traditions, jeux, coutumes,…), par correspondances. À cet endroit, j’ai été si touché de voir que dans votre livre cette poétique prenait soudain la forme d’une ode à la nature et aux mots, associations ludiques, issus à ce moment d’on ne sait où, de la nuit des temps, « cantique des créatures, échos et silences, souffles, soupirs, airs et chansons entendus, odeurs et parfums reconnus, fleurs, fruits et autres rencontres ».

Et pour ajouter à la constellation qui s’est formée en vous lisant, en appendice du très beau livre du photographe Mathieu Pernot (4), « L’atlas en mouvement » (magnifique titre pour dire l’é-motion, le mouvement, que peut procurer un atlas d’images), ces quelques mots et cette question si simplement posée dans laquelle politique et poétique se confondent tissant plus encore le lien avec vos lignes qui m’ont tant ému : « Une forêt peut-elle garder la mémoire de ceux qui l’ont traversée ? ». La réponse est sans doute oui, à condition de savoir re-garder, pour sauve-garder ces parcelles d’humanité dont parlait Hannah Arendt. « Jasmins-amour, Ajoncs-colère, Aloès-chagrin, Achillée Millefeuilles-guerre, Acacias jaune-amour secret, Barbotine-je suis contre vous, Freesia-la grâce, Crocus-joie, Lys-majesté,…tissent le parterre et la composition, signes de la muette nature, chants des plaines obscures et des peuples perdus. Le mouvement de descente et d’ascension des plateaux, ce jeu du singulier, est le temps de sourires comme des rages immanentes, sur les faces, les visages ou les cœurs, ivres et pleins, des hommes de l’ombre, des hommes et des ombres. (…) ».
C’est beau de voir ces mots-natures (Jasmins, Ajoncs, Aloes, Achillée Millefeuilles, Acacias, Freesia, Crocus, Lys) accolés à ces mots-affects (amour, colère, chagrin, guerre, amour secret, grâce, joie, majesté); entre eux des intervalles se créent, des correspondances prennent forme, des rencontres adviennent, de sourire et de rage, pour donner naissance à des émotions, à un atlas d’images, à une forme simple, un geste, un film, un livre ici.

Philippe Bonnaves – 26 août 2022

(1) La vita bruta, Sylvain George, NP éditions, 2016
(2) Paris est une fête – Un film en 18 vagues, Sylvain George, 2017
Rencontre avec le cinéaste Sylvain George / dvd “Paris est une fête” (8 mai 2018) Boutique Potemkine – https://vimeo.com/272332617
(3) Le point de vue de Georges Didi-Huberman, Luma Arles, 2011
https://www.luma.org/fr/live/watch/Le-point-de-vue-de-Georges-Didi-Huberman-28f8384d-60ad-4a89-bf85-2aaf488136f6.html
(4) L’atlas en mouvement, Mathieu Pernot, Mucem/Textuel, 2022

 

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