le crime révélé

Même si l’illusion de l’objectivité demeure, celle d’une image « sans œuvre et sans artiste » (1), un acte sera toujours constitutif de cette image, au moins celui de photographier un sujet à un moment donné en adoptant un dispositif, une mise en scène spécifique, dans des conditions déterminées.

Acte 1 : choisir l’artifice qui permet de faire une image. Dans le cas d’Alphonse Bertillon : photographier la scène de crime, acte fondateur de la police d’identification criminelle. En inventant la prise de vue métrique, de la même manière qu’il avait mis en place l’anthropométrie judiciaire en répertoriant les « types criminels », Bertillon surplombe la scène, traque la vérité dans le plan large. Par la graduation qui encadre l’image, il ordonne, synthétise et condense à la fois, structure le lieu et les éléments qui le compose pour tenter d’en dévoiler les secrets. Pour lui, c’est le moyen le plus rationnel de décrire l’indescriptible, de saisir l’invisible.
Dans le cas des photographies des victimes de la Grande Terreur stalinienne des années 1937-1938, l’objectif est autre : photographier un crime collectif. Cette fois, ce sont les bourreaux qui détiennent le pouvoir de faire des images.
La succession de portraits d’hommes et de femmes, de face et de profil selon les normes de Bertillon, est un répertoire irrévocable, une froide classification pour « ordonner le chaos » (1), garder trace de ce que l’on détruit, archiver. Le dispositif se veut neutre, uniforme : fonds sombres, toujours le même cadrage, funeste prise d’identité, capture de l’image et du corps pour rendre compte de quotas d’exécution.

Acte 2 : Donner à l’image sa valeur d’usage. Photographier c’est vouloir documenter, attester, certifier, « la construction de la preuve par l’image ».

Acte 3 : Advient alors l’impensé, ce qui échappe dans un premier temps. La photographie dévoile, émeut, nous touche ailleurs dans une perception global du dispositif et du sujet photographié, un tout dont nous sommes les ultimes acteurs.
L’image de Bertillon révèle alors des traces incongrues, la géométrie particulière d’un sol, un objet (un arrosoir) devenu dérisoire. Celles de la Grande Terreur laisse paraître un désespoir dans le regard, le détail d’un vêtement, l’incrédulité des victimes.
Se produit alors ce que décrivait si justement Walter Benjamin : « Déceler la plus petite étincelle du hasard par laquelle la réalité a en quelque sorte brûlé le sujet photographié, a trouvé le lieu invisible où, dans l’instant de cette minute depuis longtemps écoulée, l’avenir se niche encore aujourd’hui » (2).

(1) Exposition « Images à Charge, la construction de la preuve par l’image », Le Bal, commissaire Diane Dufour
(2) Walter Benjamin, «  Petite histoire de la photographie », parue en trois fois dans le « Literarische welt », 1931, Editions Allia, 2014

Tags

#alphonse bertillon, #walter benjamin