« A propos de Nice » ou le dernier des films muets

Quand il tourne avec Boris Kaufman les premiers plans de « A propos de Nice », Jean Vigo se révèle découvreur, défricheur, célébrant le cinéma comme un art forain dans l’état d’esprit « Tiens on va essayer ça pour voir ce que ça donne », comme l’écrit François Truffaut dans la célèbre préface des textes de Vigo rassemblés par Pierre Lherminier (1). De tentatives en tentatives, « A propos de Nice » prendra forme librement jusqu’à devenir un poème filmé et un cri de colère anticonformiste; et Truffaut conclura ainsi son hommage : « Tout Orson Welles est dans la première bobine de Citizen Kane, tout Buñuel dans Un chien andalou, tout Godard dans Une femme coquette, de même que tout Jean Vigo est dans À propos de Nice. »

Un artiste primitif

Je visionne A propos de Nice, le premier film de Jean Vigo, pour la troisième ou la quatrième fois, sans savoir encore comment aborder cet objet inclassable, aux multiples facettes, images urbaines d’un jeune réalisateur de 25 ans, à vif et insoumis, avide d’expérimentation, au sujet duquel tant a déjà été écrit.
A propos de Nice, sous-titré par Vigo, « Point de vue documenté », est un documentaire engagé qui, de la promenade des anglais, oisive et bourgeoise, à la vieille ville populaire en passant par le carnaval, oppose deux mondes irréconciliables dans une Nice de l’entre-deux guerres.
Vigo en présentant son film à Paris, lors d’une projection privée dans l’ancien théâtre du Vieux-Colombier le raconte ainsi : « Dans ce film, par le truchement d’une ville dont les manifestations sont significatives, on assiste au procès d’un certain monde. En effet, sitôt indiqués l’atmosphère de Nice et l’esprit de la vie que l’on mène là bas – et ailleurs, hélas ! – le film tend à la généralisation de grossières réjouissances placées sous le signe du grotesque, de la chair et de la mort, et qui sont les derniers soubresauts d’une société qui s’oublie jusqu’à vous donner la nausée et vous faire le complice d’une solution révolutionnaire ».(2)

C’est en notant les mouvements brusques et fébriles de la caméra, en suivant pas à pas les expériences de prises de vue et de montage, qu’une évidence finit par l’emporter parmi d’autres. Elle dévoile le film dans son absolue nécessité, celle d’une émotion brute, d’une vision poétique, au-delà du film formaliste d’avant-garde, au-delà du film politique et social.

A propos de Nice - Jean VigoA la quasi moitié du film, avant la folle danse du carnaval, un plan panoramique fuyant les arcades blanches et lisses du Palace de la Méditerranée jusqu’au ciel, est suivi par un mouvement inverse qui descend cette fois entre les façades décrépies encadrant les rues étroites de la vieille ville, pour s’arrêter sur les blanchisseuses des lavoirs publics de la rue de Pertus ou de la vierge du Malonat et le linge flottant aux fenêtres comme des centaines de drapeaux blancs. Nous sommes dans la Nice populaire, celle des jeunes porteurs de socca et des vendeuses de pissaladière, dans les quartiers pauvres. Avant même d’opposer dans un caniveau, le plan d’un chat apeuré au milieu des ordures à celui des danseurs chics et des gigolos d’un club mondain pour revenir à une Nice de carte postale et de nantis, Jean Vigo filme avec simplicité et tendresse quelques gamins jouant à la morra. Le jeu au passé immémorial, déjà évoqué dans le Satyricon de Pétrone, où les joueurs crispent, lancent, agitent leurs mains en pariant sur le nombre total de doigts pointés par les deux adversaires, met en scène des enfants, joyeux et graves à la fois, vociférant dans les ruelles sombres. Gros plan sur leurs mains agiles puis, sans prévenir, sur les doigts brûlés ou dévorés par la lèpre d’un jeune garçon. Plan sur son visage mutilé.
La séquence de la vieille ville est bouleversante car elle s’inscrit dans une matière vivante, crue, « sous le signe de la chair et de la mort », avec une attention constante portée aux gestes, aux corps, aux visages, comme ceux, en gros plans, des ouvriers de l’usine éclatant de rire qui clôtureront le film en contrepoint du sourire libidineux d’une vieille bourgeoise. André Bazin parlait de Vigo et de « son goût presque obscène de la chair », Truffaut le définissait comme « le cinéaste de la réalité charnelle » jusqu’à oser « un cinéma olfactif » et Paulo Emilio Salès Gomès, dans son incontournable biographie, voyait en lui un « primitif » (3). Bien loin des expérimentations avant-gardistes et du discours politique au premier degré qui ont souvent servi à caractériser le film, A propos de Nice appartient avant toute chose à un cinéma de poésie, c’est ce qui m’a le plus frappé. Vigo assumera dans un manifeste, nous y reviendrons, la face informe et hybride de son film, quand il présentera A propos de Nice, décrétant d’une manière énigmatique et ironique que «  se diriger vers un cinéma social, c’est donc assurer le cinéma tout court d’un sujet qui provoque l’intérêt; d’un sujet qui mange de la viande ».

A propos de Nice - Jean VigoUne vitalité désespérée

Mais revenons à cette séquence de la vieille ville et des quartiers populaires. Dans ses notes préparatoires et ses ébauches de scénario, description minutieuse des plans qu’il perdra pour la plupart en cours de tournage, Vigo écrit quelques mots, presque comme une élégie, et l’on comprend très vite que si son film restera muet, il sera aussi un poème filmé avant d’être une satire à charge du monde bourgeois qu’il dénonce :

« pieds sales sur le linge blanc,
pieds sur les fruits,
sur le poisson qui crève boyaux dehors
pied chez le cireur de botte
rire du cireur
la jambe de bois
le cireur
les pieds du va-nu-pieds remplacent
rire du cireur
une brosse sans poils à côté d’une vieille godasse ». (4)
Me revient alors en écho l’émouvant poème de Pasolini, La vitalité désespérée, quatrième opus de son recueil Poésie en forme de rose (5), poème qui définit si bien a posteriori quel homme était Vigo et comment ses amis se souvenaient de lui : sa force créative, son humour, sa tolérance et son charme, son idéalisme, mais aussi sa tendre cruauté et sa sensibilité à fleur de peau.
Au début des années 1960, dans ce poème où Pasolini se définit comme « un poète civil » et « un citoyen oublié », il écrit :
« Je suis comme un chat brûlé vif,
écrasé par le pneu d’un camion,
pendu par des jeunes à un figuier,
(…)
La mort ne consiste pas
à ne pas communiquer
mais à ne plus pouvoir être compris
(…)
Le néocapitalisme a gagné, je suis
sur le trottoir
Comme poète et comme citoyen »
Et quand son interlocutrice imaginaire lui demande « Mon dieu, mais alors qu’avez-vous à votre actif ? », il répond : « Moi ? Une vitalité désespérée ».

A propos de Nice - Jean VigoVigo a d’abord était raconté comme un cinéaste maudit : la vie engagée, rocambolesque, de son père journaliste et anarchiste, Eugène Bonaventure de Vigo, alias Miguel Almereyda, anagramme de « il y a de la merde », la vie agitée auprès de ses parents militants, balloté de manifestations en réunions syndicales, l’emprisonnement et l’assassinat déguisé en suicide de son père, dans la nuit du 13 au 14 août 1917 à la prison de Fresnes, cellule n°14, alors que Jean n’avait que 12 ans, le collège sous un nom d’emprunt pour dissimuler  le « fils de traitre » à la vindicte populaire, l’énergie incroyable à tenter de réhabiliter son père, la lutte contre la maladie, puis sa mort à 29 ans, alors que l’Atalante sort en salle dans une version amputée et qu’il n’a tourné que quatre films.
Comme le souligne à juste titre Jacques Rozier dans les premières minutes du film d’entretiens de la série Cinéaste de votre temps, « Lorsque l’on dit que Jean Vigo était le fils de Miguel Almereyda, on a rien dit et on a tout dit ».
La courte vie de Vigo est certes placée sous le signe du désespoir, d’un destin hors du commun et d’une lutte acharnée et désespérée pour la vie, mais il faut aussi retenir qu’il est avant tout un « poète civil », un esprit libre, d’une vitalité et d’une créativité rare et sans limite.

« Vers un cinéma social »

Le 14 juin 1930, six mois après les premières images tournées sur la promenade des anglais, A propos de Nice est projeté une seconde fois à Paris, sur l’écran du Vieux-Colombier, ancien théâtre transformé en cinéma d’avant-garde depuis 1924, devant les amis fidèles de Vigo et un club de cinéphiles, le groupement des spectateurs d’avant-garde.
Jean Vigo, en introduction au film et avant la projection, lit à voix haute, avec hésitation au départ, puis une certaine assurance, un texte-manifeste, une profession de foi, qu’il a lui-même écrite et intitulée Vers un cinéma social (2). Ce texte, ironique, concis, d’une maturité étonnante pour un jeune homme qui réalise son premier film, nous dit beaucoup sur sa position assumée de cinéaste, son projet artistique et la définition de ce qu’il nomme « un point de vue documenté ».
Le réalisateur souhaite justement prendre position, partager son point de vue sur sa première expérience cinématographique, son parti pris d’artiste engagé et il le fait à la lettre.

A propos de Nice - Jean VigoLe manifeste de Vigo, s’il possède son propre ton et développe des idées très personnelles, s’inspire certainement de la théorie de Dziga Vertov, le Ciné-Œil, théorie publiée en 1923 dans LEF – Front gauche des arts  –, la revue d’avant-garde de Maïakovski. Le film de Vertov, L’homme à la caméra, application filmée de ses théories, avait été projeté à Paris dès juillet 1929 et Vigo l’avait sans doute vu juste avant d’entamer son film.
Mais une autre rencontre sera déterminante : peu de temps après, à l’automne 1929, lors d’un séjour à Paris avec sa femme, pour des raisons de santé, Il fréquente les jeunes cinéastes parisiens dont un opérateur de cinéma, d’origine russe, Boris Kaufman, frère de Denis Kaufman, alias Dziga Vertov.
Après avoir vu deux de ses films, Vigo lui proposera de collaborer à la réalisation de son documentaire sur Nice. Boris Kaufman a sans doute relayé auprès du réalisateur novice les théories de son frère resté à Moscou mais dont il continuait à suivre le travail.

Revenons alors à ce qui se dégage dans les lignes de ce texte rare, « Vers un cinéma social », et analysons la distance que met Vigo dans son approche critique et libre au regard du postulat purement théorique et du parti-pris de Vertov.
Dans son manifeste, il est en effet tout à fait remarquable de voir comment Vigo s’inspire du Ciné-Œil tout en s’en démarquant très nettement.
Dans un premier temps, la modestie. Dès les premières lignes, Vigo l’écrit clairement : pas de vérité théorique ni idéologique, mais l’ambition simple de faire un film traitant du réel, témoignant avec sincérité et intelligence de la société dans laquelle il vit. En s’adressant aux spectateurs, il déclare : « Vous pensez bien que nous n’allons pas ensemble découvrir l’Amérique », « Il ne s’agit pas aujourd’hui de révéler le cinéma social, pas plus que de l’étouffer dans une formule, mais de s’efforcer d’éveiller en vous le besoin latent de voir plus souvent de bons films traitant de la société et de ses rapports avec les individus et les choses ». « A propos de Nice n’est qu’un modeste brouillon pour un tel cinéma ».
Puis, comble de la modestie, Vigo, ce qui est très beau, alors qu’il pourrait poursuivre sa démonstration sur A propos de Nice qu’il est en train de défendre, fait le long éloge d’Un chien andalou de Buñuel en associant cinéma social et cinéma de poésie, ce qui donne déjà une piste importante à l’appréciation de son propre film : « J’aurais voulu projeter aujourd’hui UN CHIEN ANDALOU, qui, pour être un drame intérieur développé sous forme de poème, ne présente pas moins, selon moi, toutes les qualités d’un film à sujet d’ordre social. », avant de poursuivre sur le film de Buñuel dans une prose quasi surréaliste.
Bien sûr, non sans une certaine malice et avec l’humour qui le caractérise, Vigo se réfère à Vertov pour décrire le documentaire social qu’il qualifie de « point de vue documenté » et en reprend les deux principaux motifs :
Le premier, l’affranchissement des clichés romantiques d’un cinéma bourgeois, le refus absolu de la dramaturgie, du roman psychologique et du théâtre qui alimentent ce que Vertov nommait « les scénarios-histoires de la bourgeoisie ». Vigo évoque ce postulat en une formule lapidaire et ironique : « se libérer de deux paires de lèvres qui mettent 3 000 mètres à s’unir et presque autant à se décoller ».
Le second motif du Kinoglaz, la fonction de l’œil-caméra et du Ciné-Vérité, d’après Vertov « plus parfait que l’œil humain », en perpétuel mouvement, grâce à l’utilisation de ses possibilités formelles. Vigo va dans le même sens en insistant sur la « valeur document » de son film : « J’affirme que l’appareil de prise de vues est roi, ou tout au moins président de la République », « L’appareil de prise de vues sera  braqué sur ce qui doit être considéré comme un document, et qui sera interprété, au montage, en tant que document. Bien entendu, le jeu conscient ne peut être toléré. Le personnage aura été surpris par l’appareil, sinon l’on doit renoncer à la valeur “document“ d’un tel cinéma. »

A propos de Nice - Jean VigoMais très vite, il se démarque du cinéaste et théoricien russe à plusieurs niveaux.
D’abord en s’affranchissant d’endosser le rôle de l’artiste révolutionnaire tant d’un point de vue formel que politique. D’un point de vue formel, il perçoit que la technique, bras armé des avant-gardes, ne fait pas tout et il en anticipe le danger : « Se diriger vers un cinéma social…Ce serait éviter la subtilité trop artiste d’un cinéma pur et la supervision d’un super-nombril vu sous un angle, encore un autre angle, toujours un autre angle, un super angle; la technique pour la technique ». Et de se moquer subtilement d’une caméra qui se ferait plus parfaite que l’œil humain, pointant les limites du Ciné-Œil : « Le Monsieur qui fait du documentaire social est ce type assez mince pour se glisser dans le trou d’une serrure roumaine, et capable de tourner au saut du lit le prince Carol en liquette, en admettant que ce soit spectacle digne d’intérêt. »
D’un point de vue politique, Vigo se positionne non pas comme un artiste révolutionnaire mais comme un homme engagé, c’est ce qui introduit une dialectique nouvelle, une prise de position plus critique, plus libre, originelle, dans le sens où elle se distingue du coup nettement des avant-gardes dites révolutionnaires et des manifestes par trop théoriques.
Si Vigo affirme en quelque sorte son engagement politique de la plus belle des manières (« Ce documentaire exige que l’on prenne position car il met les points sur les I. »), il réfute, à nouveau avec une immense modestie, le rôle de l’artiste comme seul rempart : « Ce documentaire…s’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela. » Par ce refus de l’art pour l’art et d’un cinéma qui se dirait avant-gardiste en épousant d’un seul geste révolution formelle et politique, Vigo, paradoxalement fonde la croyance en son cinéma. Il l’exprime alors ainsi : « Je ne sais si le résultat sera une œuvre d’art, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il sera du cinéma. Du cinéma, en ce sens qu’aucun art, aucune science ne peut remplir son office. »

Cinéma révolutionnaire contre cinéma d’avant-garde

Le manifeste « Vers un cinéma social » transmis par Vigo comme pour épouser l’art cinématographique, est un témoignage unique de sa lucidité comme créateur. Ce commentaire éclairé et distancié confirme la rupture radicale de son cinéma avec le conservatisme de l’époque, mais aussi d’une certaine manière avec le cinéma surréaliste, le Ciné-Vérité, et le cinéma dit d’avant-garde. Cela passe certes par des expérimentations formelles puisées à toutes ces sources mais surtout par une liberté de ton et une vision poétique inédite qui on le sait l’amèneront par la suite à la fiction, ce que réfute Vertov, par exemple.

Avant de tenter de percer le secret de son premier film en y revenant dans le détail, il me faut dire quelques mots de ses influences ou plutôt, puisque je l’ai déjà évoqué, parler du cinéma dit d’avant-garde. Et pour cela, m’est revenu un texte capital intitulé Cinéma d’avant-garde, publié en décembre 1929, à l’instant où Vigo commence à Nice ses repérages, par Robert Desnos dans la revue Documents (6), revue créée justement par les dissidents du groupe surréaliste, agitateurs à l’esprit libre, en rupture avec l’esthétisme de l’époque, parmi lesquels Michel Lerris, Georges Bataille et Carl Einstein. Ce qui est incroyable, c’est que cet article répond à distance – il est écrit quasi au même moment – aux préoccupations de Vigo et à ses réflexions sur son propre cinéma développées dans son manifeste Vers un cinéma social.

Dans Documents, Robert Desnos oppose avec virulence deux types de films : sur le versant de « l’avant-garde », « un respect exagéré de l’art », « une mystique de l’expression », « l’absence d’émotion humaine », qui caractérisent les films jugés vaniteux de Marcel Lherbier ou de Jean Eipstein par exemple ou les « ciné-romans » d’Abel Gance, « la technique pour la technique » comme écrit Vigo. Desnos en insistant sur leur caractère psychologique et esthétisant – « La prétention à exprimer les mouvements arbitraires et compliqués de l’âme » – définit ces films dits d’avant-garde comme « le cinéma des cheveux sur la soupe » et les artistes qui les réalisent comme « des beaux masques », « des révolutionnaires timorés jouant la politique de l’habit fait le moine ».
Sur l’autre versant décrit par Desnos dans son article, un cinéma plus humain qui n’a pas pour principal objet la création d’une esthétique nouvelle ou d’une œuvre d’art mais celui « d’obéir à des mouvements profonds, originaux et, par suite, nécessitant une forme nouvelle ». C’est là que l’on retrouve Vigo quand il affirme dans son manifeste que son film n’engage pas un artiste mais un homme et quand il dénonce « la supervision d’un super-nombril vu sous un angle, encore un autre angle, toujours un autre angle ».

A propos de Nice - Jean VigoParmi les films que défend Desnos dans son article : Un chien andalou, qu’il qualifie d’admirable, « une œuvre humaine et saine et poétique » dont on se rappelle l’hommage fait par Vigo, Entr’acte de René Clair dont la scène burlesque en accéléré des funérailles est évoquée dans A propos de Nice, L’étoile de mer de Man Ray, ainsi que les films de Chaplin, Josef von Sternberg et Stroheim qui, c’est une évidence, nous ramène indiscutablement à l’univers de Vigo. Quelques mois plus tard, Robert Desnos défendra Eisenstein d’une manière identique, dans la même revue, par un article qui relatera la censure exercée sur
La ligne générale alors que le réalisateur du Cuirassé Potemkine participait à une conférence à la Sorbonne (7). On sait que Potemkine était une référence incontournable pour Vigo. Il l’avait sans doute vu avec Boris Kaufman au Casino de Grenelle dans un séance présentée par Les amis de Spartacus.
La puissance du cinéma de poésie défendue avec acharnement par Desnos, et avec innocence mais lucidité par Vigo du côté des mêmes œuvres, se joue dans l’articulation entre une forme d’authenticité – « Rendre concret » – et de poésie. Desnos parle de La symphonie nuptiale de Stroheim comme d’un film d’ « une émouvante et tragique beauté » et pose la dialectique entre poésie et politique d’un cinéma qu’il qualifie alors de révolutionnaire dans une formule incisive : « Il n’y a de révolutionnaire que la franchise ». Et de poursuivre : « C’est cette franchise qui nous permet aujourd’hui de placer sur le même plan les vrais films révolutionnaires : le Potemkine, la Ruée vers l’or, la Symphonie nuptiale et Un chien Andalou. »
Je pense, pour ma part, qu’A propos de Nice a sa place parmi ces grands poèmes filmés.

« Un cinéma révolutionnaire de la franchise et de la tragique beauté », ne serait-ce pas la plus belle des manières de définir les films de Vigo et d’évoquer un cinéma de poésie dans lequel le politique viendrait se nicher ? Mais il nous faut maintenant comprendre comment Jean Vigo est entré en cinéma, comment A propos de Nice est devenu ce film d’une vitalité désespérée, comme si, en tâtonnant avec naïveté et innocence, en cherchant à découvrir un secret intime ou le moyen d’extérioriser une colère profonde, Vigo avait fini par trouver la porte d’entrée à un cinéma de poésie.

Entrer en cinéma

Déjà très malade, Vigo sait depuis ses premiers cours de sociologie à la Sorbonne en 1926 qu’il désire faire une carrière dans le cinéma. Entre ses divers séjours pour se soigner à Montpellier et à Font-Romeu, dans le voisinage d’Andorre, il renoue très vivement avec ses racines Catalane par de nombreuses lectures. Il aide ainsi un ami, Pierre de Saint-Prix, à préparer un roman sur un complot récent des catalans, complot sévèrement réprimé. Vigo identifie le souvenir de son père anarchiste, Almereyda, à Jean de Saint-Prix, jeune écrivain pacifiste mort peu de temps après l’armistice et frère de son ami. Il en lit les écrits et partage le deuil de son père avec la famille Saint-Prix dans une sorte de communauté de douleur.

C’est, il me semble à cette période, qu’il acquiert ce que son plus grand biographe, Paulo Emilio Sales Gomes, appellera « sa force révolutionnaire » (3), mais c’est aussi une période sombre et mortifère entre la dépression de sa mère, les recherches obsédantes pour réhabiliter son père, enfin sa maladie qui le contraint à des séjours à répétition à Font-Romeu.

A propos de Nice - Jean VigoIl ne s’agit pas ici de faire une hagiographie de Vigo à cette période, mais au moment où le désespoir le gagne, deux événements vont bouleverser sa vie et donnent un élan à la réalisation de son premier film en le ramenant en quelque sorte du côté de la « vitalité ».
Le premier est la rencontre avec Lydu Lozinska, une jeune femme polonaise de 19 ans, fille d’un industriel de Lódz, elle aussi gravement malade, dont il tombe amoureux lors d’un de ses séjours dans un sanatorium de Font-Romeu. Il l’épousera deux ans plus tard à Nice.
La rencontre à Font-Romeu avec Claude Aveline, éditeur à succès de quatre ans son ainé, à qui il parle des documents rassemblés pour constituer le dossier de réhabilitation de son père, est elle aussi déterminante. Elle canalise en quelque sorte autour de la littérature son projet créatif et politique encore flou mais déterminé.
Vigo, d’abord pour des raisons matérielles, devient le secrétaire et le correcteur d’épreuves de Claude Aveline en travaillant sur l’œuvre d’Anatole France, de Diderot, de Paul Valery, et sur un projet d’opéra basé sur le Zadig de Voltaire. Le temps qu’il passe à Font-Romeu, il le passe à lire et à écrire, puis le couple s’installe à Nice.
Claude Aveline rapporte qu’à cette période Vigo écrit de nombreuses lettres : « Au cours ce son séjour niçois, son principal bonheur, après sa passion pour Lydou, demeurant l’amitié, Vigo a écrit des centaines, peut-être des milliers de lettres, généralement pleines, circonstanciées, détaillées, souvent immenses. Il disait tout sans jamais rien chercher, en le faisant toujours partager. »

On peut alors risquer une hypothèse : Jean Vigo est entré en cinéma par les mots, par sa passion désespérée et fiévreuse à sauver l’honneur de son père, enfin par sa détermination à chérir sa femme. On l’a souvent comparé à Rimbaud ou Radiguet et il aurait pu devenir un grand poète. Mais quand il fait ses premiers pas comme assistant d’un chef opérateur aux studios de la Victorine de Nice, puis avec les 100 000 francs généreusement offerts par son beau-père, voyage à Paris pour acheter une caméra Debrie d’occasion et fait ses premiers essais de prise de vue, c’est définitivement vers le cinéma qu’il se tourne. Nice, presque par hasard, sera son premier sujet.

« Dessiller les yeux »

Dans le silence du « dernier des films muets », belle formule d’Henri Langlois, A propos de Nice commence par un fugitif feu d’artifices, éphémère comme un monde qui court à sa perte, et finit par des flammes dans le foyer d’une fonderie, les cheminées dressées comme les canons fumant du Potemkine et les visages noircis et rieurs des forçats du travail, sous le signe du feu. Sous le signe de l’eau, le reflux des vagues sur la grève, à intervalles réguliers, dans un rythme lancinant, l’eau scintillante au soleil du soir, le balais des voiliers et des hydravions, puis comme une dissonance, l’eau croupie des caniveau de la vieille ville et les balais, toujours les travailleurs, pour faire place nette et livrer la promenade des anglais à l’oisiveté des niçois.
Et quand Boris Kaufman et Jean Vigo fendent la foule des promeneurs pour filmer, dans des plans documentaires d’une spontanéité inédite, la main tendue d’une bohémienne et le geste de refus d’une femme à qui elle fait l’aumône, un vieil infirme vendeur de journaux, un camelot, un photographe, les jambes croisées des flâneuses alanguies sur leurs chaises longues, la démarche assurée et hautaine des vieux bourgeois, c’est d’abord le sol lézardé qui est embrassé dans un long et rapide travelling, au raz des souliers cirés, comme si depuis les entrailles de la terre, toute la misère des hommes en déchiraient la surface.
Vigo, avec une férocité qu’il revendique, dénonce la décrépitude d’un monde dérisoire et ses inégalités sociales, par une description cocasse savamment distillée et quelques outrances en opposant plan par plan, bourgeoisie et monde ouvrier, opulence et misère.
Son cinéma est engagé au sens où, il le dit lui-même, il s’agit de prendre position, de « mettre les points sur les i ». Pour lui, c’est une des missions premières du point de vue documenté.

A propos de Nice - Jean VigoIl l’écrira encore plus clairement dans un magnifique texte de 1932, commandé par Henri Stock et publié à Bruxelles dans la revue Sésame. Le texte s’intitule subtilement Sensibilité de la pellicule (8). Sans en reprendre le détail, il épouse la forme d’un appel à l’aide et se livre à quelques réflexions théoriques dont à nouveau la réfutation tout en modestie de ce qui institue le cinéma comme un art et l’éloigne de la vie : « Abandonnons ici, comme déjà dans tous les autres domaines, notre supériorité aux choses, à la machine. Cessons d’affirmer que tel Metteur en Scène, telle Vedette, telle Directeur de Production va enfin – va enfin quoi ??? – Rangeons-nous au plus tôt dans l’auxiliaire, et si la dureté des temps nous contraint de gagner notre vie, demeurons techniciens qualifiés. » Puis, sans crier gare, il prend un chemin de traverse, laissant dernière lui ces considérations générales et témoigne avec gravité du congrès mondial contre la guerre, tenu à  Amsterdam quelques jours auparavant, auquel il a sans doute assisté. Et comme un journaliste rapportant les faits, il raconte, chiffres à l’appui, la foule des militants, la charge de la police, les crânes ouverts, la répression. Le texte s’enflamme alors, dans une violence et une rage inouïes : «  Les poings sur le nez, qui cède; sur l’œil qui pend au bout du nerf optique, je crois, comme la montre-globe de nos pères à la chaînette. Le coup de pied freudien au bas-ventre des femmes et des hommes. Circulez. »
Pour conclure enfin, Vigo revient au cinéma et assène la sentence finale en une phrase limpide, pleine de colère et d’espoir en un cinéma politique et révolutionnaire, mais toujours du côté de la sensibilité : « De faibles becs de gaz pour éclairer cette scène d’Urbanité ! Quand donc, à défaut des hommes, la pellicule cinématographique ne demeurera t-elle plus insensible à de semblables spectacles ? »

Le propos politique, l’engagement de l’homme, n’exclut pas en effet sa vision poétique.
Quand il réalise A propos de Nice, Vigo détourne son film d’un discours qui serait exclusivement manichéen pour l’amener vers des images crues, presque charnelles, images à nous faire « dessiller les yeux ». C’est cette innocence et cette naïveté originelle qui font toute la force poétique du film. Face caméra, il capte des regards, des gestes retenus, épiés, dissimulés; il s’arrête sur des mains, un visage ridé, un rictus, un sourire complice et parvient à lever le masque des apparences au-delà de la caricature. « Telle est la vie », comme il l’écrit dans un autre texte, cette fois en présentant un film de Carl Junghans dans son ciné-club. « Point de pittoresque, l’homme ». Tout se joue bien sûr dans la valeur documentaire de son cinéma, mais très vite il va plus loin et comprend que c’est dans l’essence d’un geste que se dissimulera le caractère de vérité et de poésie. A propos de Nice est un « point de vue documenté », mais c’est tout autant une alchimie mystérieuse au-delà des apparences :
« Le but sera atteint si l’on parvient à révéler la raison cachée d’un geste, à extraire d’une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l’on parvient à révéler l’esprit d’une collectivité d’après une de ses manifestations purement physiques. Et cela, avec une force telle, que désormais le monde qu’autrefois nous côtoyions avec indifférence, s’offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux. »

Cinéma de poésie

Revenons un instant aux notes préparatoires de Vigo, sorte de faux scénario, abandonné dans la fièvre du tournage et la nécessité du propos :
« Le centre de NICE se soulève
Vue générale de NICE
Le centre se soulève vers l’appareil
NICE est avalée par l’appareil
NICE tourne »
«  Cimetière
tombes, tombes, tombes (quelques échantillons de grotesque et de mauvais goût)
à Cimiez : enfant sous grosse cloche
tête de mort
pyramide
photo dans livre de marbre
vison : « entrée du caveau écrit en toutes lettres »
Alors fuite à travers les tombes… »

A propos de Nice - Jean VigoIl faut lire au moins une fois entièrement ses « notes préparatoires et ébauches du scénario » et ses « idées cinématographiques » scandées comme des vers, dans une petite écriture ronde et agile jetée sur la page, pour comprendre par la manière dont il pose les mots les uns à côté des autres, comme s’il s’attelait déjà à une sorte de montage opératoire, que Vigo, dans ses intentions préliminaires se dirige à pas feutré vers un cinéma de poésie.
L’enjeu plus charnel, en osmose avec son sujet, dans la frontalité des gestes, des corps et des marbres, se jouera ensuite au tournage, puis au montage, portant les prémices de ses notes préparatoires au sommet de son art.

Pasolini, 35 ans plus tard, décrira le « cinéma de poésie » comme un cinéma de nature double (9) : le film que le spectateur reçoit normalement, la narration du point de vue du réalisateur pour ainsi dire; et sous ce film, un récit expressif, expressionniste, libéré de sa fonction première, qui se présente comme un langage en soi, que l’on appelle le style. Un langage qui ne dit pas, mais qui exprime une émotion, une poésie. D’un côté, ce qui parle à la raison, de l’autre aux sentiments, logos et pathos.

Dans A propos de Nice, le premier niveau est celui du récit documenté et politique, ce que Vigo avait résumé ainsi dans son communiqué de presse, non sans humour : « Jean Vigo et Boris Kaufman viennent de terminer leur film « À propos de Nice ». Ciel bleu, maisons blanches, mer éblouie, soleil, fleurs multicolores, cœur en liesse, telle apparaît d’abord l’ambiance niçoise. Mais ce n’est là que l’apparence éphémère, que la mort guette, d’une ville de plaisirs ».
Vigo utilise à ce niveau un montage didactique, proche de la théorie des intervalles  de Vertov, dans lequel il confronte les plans pour qu’ils deviennent signifiants : par exemple, la collision entre un défilé militaire et le plan d’un cimetière ou celle entre un âne et un ancien combattant produisent un effet de premier degré et de parti-pris immédiatement identifiable. Mais Vigo parvient à dynamiter ce montage en le rendant plus chaotique.
Ainsi, le second niveau, le second film, est plus difficilement repérable mais laisse émerger une beauté désespérée. Pasolini donne une clé pour comprendre la présence de ce film sous-jacent, non réalisé, porteur de poésie : elle se situe au cœur de ce qu’il appelle « les cadrages et les rythmes de montage obsédants ».

Pour définir ces « rythmes obsédants » qui témoigneraient d’un cinéma de poésie, Pasolini donnent quelques exemples de ce qu’il appelle des « codes techniques » mais aussi, expression paradoxale qui convient parfaitement à Vigo, « une sorte de scandale technique »,« une intolérance aux règles, un besoin de liberté insolite et provocatrice, un goût de l’anarchie authentique ou délicieux ». On comprendra aisément, non sans une certaine émotion, à quel point ces codes techniques s’appliquent a posteriori au film de Vigo : Insistance des cadrages et des rythmes de montages, durée anormale d’un cadrage, insistance sur des détails digressifs, inspiration imprévue, alternance de différents objectifs, contre-jours continus et faussement accidentels, mouvements de caméra à la main, travelling exaspérés, raccords irritants, interminables arrêts sur une même image,… Il suffit d’observer la multiplicité aérienne des points de vue sur les rivages de Nice, les plans caméra à la main tournés sur la promenade des anglais, les travellings impatients sur les navires de guerre ou les inserts impromptus de Vigo dans son montage parfois heurté, pour être convaincu de la présence de ces rythmes dont parle Pasolini dans A propos de Nice. Il définit ces « scandales techniques » comme les seuls moments expressifs du film, ceux par lequel l’auteur dépasse son film et qui du coup exprime le mieux sa poétique.
A propos de Nice - Jean Vigo

Car l’idée de Pasolini devient géniale quand elle pointe un paradoxe : au moment même où le créateur, en épousant un style, un langage poétique, sort du film, abandonne la trame narrative initiale par l’acte déstructurant du montage, c’est à ce moment, dégagé du prétexte d’une narration au premier degré, qu’il atteint l’authenticité pure de ces propres « expériences vitales », c’est à ce moment qu’il se met à nu, qu’il se fait inconsciemment poète.
Quand Vigo, dans un ralenti d’une beauté érotique stupéfiante, filme en contre-plongée les danseuses dans la frénésie du carnaval niçois, c’est sa vitalité désespérée qu’il vous laisse entrevoir, son amour pour Lydu, sa revanche sur les injustices payées par son père, enfin sa fièvre et sa folle énergie à filmer le monde, le dos au mur, comme si c’était son dernier plan, sa dernière image.

(1) « Jean Vigo Œuvre de Cinéma », Préface de François Truffaut, Editions La Cinémathèque Française Lherminier, 1985, pages 13-20
(2) « Jean Vigo Œuvre de Cinéma », Editions La Cinémathèque Française Lherminier, 1985, « Vers un cinéma social », « Présentation de A propos de Nice », pages 65-67
(3) « Jean Vigo », Paulo Emilio Salès Gomès, Editions du Seuil, 1957
(4) « Jean Vigo Œuvre de Cinéma », Editions La Cinémathèque Française Lherminier, 1985, « Notes préparatoires et ébauches du scénario », « Idée cinématographiques » de « A propos de Nice », pages 69-78
(5) « Poésie en forme de rose », Pier Paulo Pasolini, 1964, Editions Payot et Rivages, 2015
(6) « Documents » N°7, décembre 1929, « Cinéma d’avant-garde », article de Robert Desnos
(7) « Documents » N°4, deuxième année, 1930, « La ligne générale », article de Robert Desnos
(8) « Jean Vigo Œuvre de Cinéma », Editions La Cinémathèque Française Lherminier, 1985, « Sensibilité de la pellicule », pages 51-53
(9) « L’expérience hérétique », Pier Paulo Pasolini, Payot, 1976

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